La renommée du peintre flamand Pierre-Paul Rubens (1577-1640) n’est plus à démontrer autant de son temps que de nos jours. A la tête d’un grand atelier riche de plus d’une centaine d’apprentis, il répond à des commandes considérables de peintures historiques, religieuses, mythologiques mais également des portraits qui sont exportés dans toute l’Europe depuis Anvers. Anvers est également un centre de la gravure en Europe du Nord où se constitue dès le XVIème siècle une clientèle d’amateurs appréciant les estampes à leur valeur d’œuvres originales[1]. C’est à la croisée de ces deux sujets, Rubens et la gravure, que nous emmène un tableau représentant une Adoration des mages (collection particulière).
Examen de l’oeuvre
Cette peinture à l’huile sur toile sur châssis d’un format en longueur (72 x 158.2 cm) représente les trois rois mages, accompagnés d’un cortège d’hommes armés et d’enfants, venus offrir l’or, la myrrhe et l’encens à l’enfant Jésus, la Vierge Marie et Joseph à l’étable à Bethléem. Le tableau présente une technique picturale maîtrisée et soignée avec de riches effets de matière. Une préparation fine blanche est présente sur la toile de lin d’armure toile constituée de fils de diamètre moyen tissés de manière serrée.
L’étude technologique ainsi que les recherches iconographiques entreprises, l’œuvre n’étant ni signée ni datée, ont orienté l’appartenance du tableau à l’école flamande, et plus précisément le cercle anversois. Il résulte que le tableau est un assemblage de plusieurs tableaux de Pierre-Paul Rubens réalisés pour des commandes prestigieuses de grand format, notamment l’Adoration des mages du musée des Beaux-Arts de Lyon peinte en 1618, et La tête de Cyrus apportée à la reine Tomyris du museum of Fine Arts de Boston, réalisée en 1622-1623. Comment le peintre ayant peint notre tableau a-t’il constitué cette composition ?
Le développement de la gravure
Retour en arrière : les commanditaires d’œuvres peintes, qu’elles soient destinées à des institutions privées ou publiques, étaient alors souvent les seuls destinataires des œuvres réalisées pour eux, en l’absence de moyens de reproduction. Cela change au XVème siècle avec le développement de la gravure qui connaît au XVIIème siècle un essor sans précédent grâce à la généralisation de l’usage du papier et l’essor de l’imprimerie, permettant une diffusion et une circulation sans précédent des textes et des images. La gravure dite en « taille-douce », c’est-à-dire en creux sur métal, le plus souvent du cuivre, au moyen d’un burin, d’une pointe sèche, ou d’eau forte, est d’un tirage plus limité que les gravures sur bois. Ces gravures de reproduction étaient destinées à un public plus restreint d’amateurs d’art pour la reproduction des tableaux dans les ateliers de peinture et comme modèles dont se servaient les artisans (notamment les orfèvres en Italie[1]).
Rubens et la gravure
La reconstitution de la création du motif de notre œuvre à partir de ces deux tableaux de Rubens témoigne de l’importance du corpus gravé des œuvres de Rubens. D’autres artistes publiaient alors des « livres à dessiner », albums de modèles qui ont exercé une influence décisive sur l’évolution de langage formel de la Renaissance en Europe septentrionale mais l’impulsion de Rubens a véritablement entraîné un renouveau de cet art à Anvers[2]. Par ce biais, ses tableaux connaissent une diffusion exceptionnelle en Europe jusqu’en Amérique du Sud. Les gravures étaient un moyen pour le peintre d’entretenir ses relations publiques et d’étendre sa renommée[3].
Naît alors grâce à la supervision directe de Rubens, à côté de la « gravure de reproduction » se basant sur un modèle, une gravure d’une qualité comparable à celle des meilleures gravures « originales »[4]. Au départ par le biais de dessins préparatoires et d’esquisses poussés réalisés à quatre mains entre le peintre et le graveur, Rubens ajuste les compositions et les nuances en corrigeant les épreuves de gravure à la plume jusqu’à ce qu’il soit satisfait du résultat[5]. La plupart des gravures réalisées ainsi « ne sont jamais une simple image inversée du tableau dont elles sont issues […], la composition a souvent été profondément modifiée en fonction de la gravure »[6], témoignant des recherches et des changements choisis par le peintre pour transposer en gravure ses œuvres peintes, comme on peut le voir sur l’esquisse peinte ci-dessous : la composition a été reprise et agrandie par Rubens pour la gravure.
Ainsi le choix du graveur était d’importance pour Rubens qui souhaitait que celui-ci soit « capable de traduire son langage pictural dans une technique se distinguant par sa clarté et sa maîtrise artisanale, une grande sensibilité aux nuances et aux tonalités, tout en n’excluant pas la puissance d’expression »[7]. Pour répondre à ses attentes, Rubens fait appel à plusieurs graveurs : vers 1618 commence la collaboration entre Rubens et le talentueux graveur Lucas I Vorsterman (1596-1674), puis après un procès avec Rubens concernant les droits d’auteur des gravures, ce sera au tour de Paul Pontius, élève de Vorsterman, de travailler pour Rubens à partir de 1624.
Une fois Rubens satisfait de la qualité des gravures réalisées à partir de ses tableaux, il les protège par des privilèges hollandais et français. Les privilèges sont des droits d’auteur applicables à l’intérieur des frontières d’une région administrative déterminée, octroyés par une haute autorité (empereur, roi ou sénat), pour un temps donné. Les gravures peuvent ainsi être diffusées tout en étant protégées.
Rubens faisait travailler ses graveurs d’après les modèles dessinés dans le même sens que les tableaux, c’est-à-dire que les gravures présentent les compositions de Rubens en miroir comme on peut le voir ci-dessous. A partir de 1624 ses assistants œuvrent avec des dessins en miroir[8], les gravures sont depuis lors dans le même sens que les tableaux qu’ils reproduisent.
L’Adoration des mages et La tête de Cyrus (…)
Ces deux compositions (Adoration des mages et La tête de Cyrus (…)) connurent grâce à la gravure une diffusion exceptionnelle avec la réalisation de dizaines de copies à la peinture à l’huile sur tous supports, mais également la tapisserie, la sculpture sur bois et l’argenterie[9][10].
Face à ces multiples copies et d’après nos recherches, notre tableau est unique en son genre : il est l’assemblage de la gravure de Vorsterman de l’Adoration des mages (inversée) et d’une partie de la gravure de La tête de Cyrus (…) (ré-inversée, donc dans le sens du tableau), éditée vers 1630(?) par Paul Pontius.
Le peintre ayant peint notre Adoration des mages avait une bonne connaissance de la peinture et de l’œuvre de Rubens. La reconstitution technique de la création du motif de l’œuvre à partir de ces deux tableaux de Rubens a permis d’apporter une origine et une datation auparavant inexistante grâce aux gravures et à leur période de création aux alentours de 1621-1630.
Restauration du tableau
La restauration du tableau a débuté par le traitement du support, réalisé par Anne-Claire Hauduroy, afin de stabiliser les écailles de peinture fragiles ainsi que reprendre les déformations de la toile notamment au niveau des anciennes déchirures. La couche picturale a ensuite été traitée par le décrassage de la surface, le retrait du vernis et des repeints disgracieux, puis le masticage et la réintégration picturale. Ces traitements ont permis de retrouver la lisibilité de l’ensemble du cortège de personnages et la subtilité des détails des visages, des vêtements et des parures des personnages, afin d’encore mieux admirer la maîtrise de ce peintre anonyme dans l’art de pasticher le maître.
[1] GONDARD Claude, « Histoire de la gravure occidentale : les origines », Bulletin de la Sabix [En ligne], 47 | 2010, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 23 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/sabix/943 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sabix.943
[2] VAN HOUT Nico, Rubens et l’art de la gravure, Ludion, Gand, 2004, p.9
[3] Ibid. p.30
[4] VAN HOUT Nico, Rubens et l’art de la gravure, Ludion, Gand, 2004, p.10, citant les recherches de Konrad RENGER, 1974-1975
[5] Lettre de Rubens à son ami Peiresc du 31 mai 1635, citée par VAN HOUT Nico, Rubens et l’art de la gravure, Ludion, Gand, 2004, p.17, note 20
[6] VAN HOUT 2004., p.12 et 14 : « Les dessins retouchés du maître, les dessins du graveur et les épreuves qui nous sont parvenus démontrent à quel point Rubens se préoccupait du processus de réalisation de ses estampes »
[7] Ibid. p.13
[8] Ibid. p.64 citant Depauw et Luijten, 1999, p.45 et 55, note 19.
[9] DEVISSCHER Hans, VLIEGHE Hans, Corpus Rubenianum Ludwig Burchard vol. V. The Life of Christ before the Passion: the Youth of Christ, 2014. Vol.I, p.184
[10] MCGRATH Elizabeth, Corpus Rubenianum Ludwig Burchard vol XIII Subjects from History, 1997, vol.II p.29
[11] La tête de Cyrus(…), partie gauche de la gravure ; vers 1630(?), 64,7 x 47,1 cm, musée Teylers, Haarlem [McGrath Elizabeth, Corpus Rubenianum Ludwig Burchard vol XIII Subjects from History, 1997, vol.II p.32 n°3, version(33) citant LIT. VS., p. 138, no. 16; Dutuit, Manuel, 1881-85, VI, p. 161, no. 23 (n.); Hollstein (Dutch and Flemish), XVII, 1976, p. 160, no. 41.] (localisée au) [Voorhelm Schneevoogt, Catalogue des estampes gravées d’après Rubens, 1873, p.138, n°16].